
Plus on est de fou, plus on rit ? Pas en matière de tourisme. Victimes inéluctables de leur héritage culturel, certaines attractions touristiques prennent les grands moyens et restreignent dorénavant la quantité de visiteurs admis chaque jour afin d’à la fois préserver la qualité du lieu et de favoriser une expérience sensorielle plus positive.
Mais le choix entre capitalisme radical et protection de l’environnement n’est pas aussi simple à faire qu’il peut le sembler, même en 2017. Analyse d’un mouvement qui ne fera que prendre de l’ampleur, sachant que l’Organisation mondiale du tourisme estime que le nombre de voyageurs internationaux augmentera de 50% par rapport au niveau actuel dès 2030, pour totaliser 1,8 milliard de personnes.
Pourquoi limiter l’accès?
Aude Lenoir, analyste en veille stratégique à la Chaire de tourisme Transat, insiste aussi sur le fait qu’outre la protection patrimoniale du lieu, il existe une foule d’autres avantages à circonscrire le nombre de visiteurs sur un lieu défini.
D’abord, celui plus évident de maintenir la qualité de l’offre touristique dans le but de ne pas affecter négativement l’expérience du visiteur, tout en réduisant les risques de dégradation visuelle des paysages par des infrastructures gênantes. Accessoirement, cela inciterait les visiteurs ne souhaitant pas se buter à un système de réservation saturé à se déplacer en basse saison, ce qui aurait pour effet d’allonger la saison touristique et, par le fait même, de gonfler encore davantage les coffres du ministère du Tourisme.
Ceinturer l’accès aux plus grands sites touristiques de la planète revêt aussi d’autres atouts moins flagrants sur le plan immobilier, l’offre demeurant sévèrement affectée par la spéculation provoquée par les locations à court-terme de plus en plus prisées des touristes; cela a pour effet d’exacerber la pénurie des logements et la hausse de taxes des résidents, qui, à leur tour, voient à la fois leur qualité de vie et leur identité se dégrader.
Le cas Venise : dans son livre Overbooked : The Exploding Business of Travel and Tourism, la journaliste Elizabeth Becker documente elle aussi les effets souvent néfastes de la hausse fulgurante du tourisme global au cours de la dernière décennie, citant notamment Venise, où cafés et trattorias sont graduellement remplacés par des boutiques remplies de souvenirs faits en Chine et de chaînes de restauration rapide, au grand dam des résidents, qui n’ont d’autre choix que de déguerpir de leur ville natale.
Plusieurs mesures envisageables
« Ce ne sont pas des mesures faciles à implémenter, avec l’industrie touristique qui voit généralement ces décisions d’un mauvais œil d’un point de vue financier. Pour beaucoup de destinations, c’est une réalité qui est encore à l’étape de projet », a expliqué Aude Lenoir.
- Quotas : carrément imposer un nombre maximal de personnes pouvant se trouver sur un site donné de façon simultanée
- Entrée payante : exiger un frais d’entrée obligatoire à toute personne souhaitant entrer sur un site donné
- Régulations immobilières : limiter la spéculation immobilière et ses effets néfastes en interdisant la construction / l’agrandissement d’hôtels, en encadrant de façon serrée l’hébergement citoyen à citoyen ou encore en circonscrivant la présence de résidences secondaires à seulement 20% (mesure présente dans plusieurs cantons suisses)
- Contrôle des visas d’entrée au pays : confier l’entrée des visiteurs aux autorités douanières en charge de la délivrance de visas, comme au Bhoutan
- Gestion des flux : étudier la quantité de touristes en temps réel au moyen de caméras de surveillance et de présence sur les réseaux sociaux
Ces endroits qui disent non
Quelques endroits avant-gardistes à travers le monde ont cependant eu le courage de leurs ambitions et ont déjà entériné un projet de loi ou sont à même de le faire.
Islande
L’archipel sauvage de l’Atlantique nord a vu ses visiteurs passer d’à peine un-demi-million en 2010 à plus de 2,3 millions en 2016. C’est beaucoup, sachant que la population ne dépasse pas les 350 000 habitants.
Le gouvernement islandais a même tenté, sans succès jusqu’à maintenant, de mettre sur pied un « pass nature » au coût de 14$ pour quiconque souhaite bourlinguer dans les contrées indomptées du pays et ce, en plus des charges déjà prélevées sur l’hébergement. Pour le directeur général de l’office de tourisme d’Islande, Ólöf Ýrr Atladóttir, la solution vise principalement à préserver les splendeurs naturelles du pays : « Nous ne pouvons pas simplement continuer d’accueillir des masses grandissantes de visiteurs sur un site comme Þingvellir sans penser, d’une part, aux dommages qu’ils causent inévitablement sur leur chemin, et d’autre part, au genre d’expérience qu’ils recherchent. »
Santorin, Grèce
L’île cycladique en demi-lune prévoit faire d’importants changements au cours des prochains mois en bouleversant la façon dont elle gère le flot incessant de croisiéristes.
Avec plus de 630 paquebots y faisant escale chaque année et foules frôlant les 10 000 visiteurs par jour entre mai et septembre, Santorin est l’île grecque la plus visitée de la mer Égée; elle aimerait pourtant limiter la quantité de navires pouvant s’ancrer en ses eaux et, ainsi, cantonner le nombre de passagers en excursion à environ 8000 par jour. Une bien mince amélioration, sachant qu’Oia, l’idyllique village carte postale jonchant de vertigineuses côtes volcaniques, ne comporte que 80 habitants par kilomètre carré!
Machu Pichou, Pérou
Suivant les recommandations insistantes de l’UNESCO — qui a qualifié le sanctuaire Inca d’être « en péril » en janvier 2016, exigeant par le fait même une surveillance renforcée — la première attraction touristique du Pérou impose de strictes mesures visant à désengorger ses installations. Depuis le 1er juillet, tous les visiteurs doivent par ailleurs mobiliser l’assistance d’un guide-expert, s’en tenir à trois sentiers clairement balisés et respecter les deux créneaux horaires, soit de 6:00 à 12:00 et de 12:00 à 17:30. Autre nouveauté: la présence sur le site est maintenant limitée à un maximum de quatre heures consécutives.
Antarctique
La popularité croissante du continent méridional, avec ses manchots et ses glaciers, aura mené à la ratification du traité de l’Antarctique en 2011 qui vise à mieux encadrer l’activité touristique au sein de cet écosystème extrêmement fragile. Il est donc impossible pour les touristes de se rendre en Antarctique de façon totalement indépendante puisque le traité exige que chaque expédition soit conduite par un opérateur reconnu et conforme aux exigences des autorités locales. Ainsi, seuls les paquebots d’une capacité inférieure à 500 passagers — à raison d’un à la fois — peuvent s’y amarrer et un maximum de 100 passagers peut mettre pied sur terre simultanément.
Barcelone, Espagne
La construction et l’agrandissement d’hôtels à Barcelone est chose du passé en raison de la loi restreignant de façon détournée la quantité de touristes pouvant séjourner dans la ville. Mieux connue sous le nom de « Plan spécial d’hébergement touristique », cette loi s’attaque à la quantité de lits disponibles (actuellement estimée à 175 000), tant au niveau des hôtels que des appartements, en paralysant la délivrance de nouveaux permis. La capitale catalane souhaite ainsi limiter la spéculation immobilière, modérer la croissance des métiers payés au salaire minimum et ultimement restituer Barcelone aux véritables barcelonais, qui ne totalisent que 1,6 millions contre 32 millions de touristes annuellement.
Dubrovnik, Croatie
Rapidement saturée de touristes en raison de sa topographie unique, la petite ville fortifiée limite dorénavant les visiteurs à 6000 par jour au moyen de caméras de surveillance qui redirigent le trafic piétonnier une fois la limite atteinte; le nombre est calculé en temps réel et est affiché sur les réseaux sociaux de la municipalité, suggérant même des alternatives aux visiteurs malchanceux se butant littéralement aux portes closes des cinq portails.
Il faut rappeler que Dubrovnik, qui ne mesure que 21.35 km2 intra-muros, a accueilli plus d’un million de touristes au cours des dix premiers mois de 2016 et que l’on compte actuellement 20 touristes pour chaque Dubrovnikois.
Hanauma Bay Nature Preserve, Hawaii
Aux grands maux, les grands moyens : la plus belle plage des États-Unis, selon un sondage mené par le Los Angeles Times, est carrément fermée au public une journée par semaine. Située en bordure d’Honolulu sur l’île d’Oahu, la splendide baie circulaire d’Hanauma est l’hôte d’un écosystème tout aussi captivant que sensible. Les autorités locales, pionnières en matière de protection environnementale, ont pris la décision il y a plusieurs années déjà de restreindre l’accès à la baie chaque mardi afin de laisser un moment de répit aux 450 espèces de faune (dont les colorés poissons-perroquets et les tortues vertes) et flore sous-marine. La construction sur le pourtour de la baie est aussi radicalement régimentée.
Et l’OMT, dans tout ça?
Taleb Rifai, secrétaire général de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), est vigoureusement contre la « tourismophobie », soutenant qu’en tant que tel le tourisme n’est pas l’ennemi mais qu’il faut mieux encadrer son expansion afin d'optimiser une croissance durable. Il a déclaré que « les méfaits des entreprises illicites, la dégradation des écosystèmes ou la mauvaise conduite d'un petit nombre de voyageurs ne signifient pas que l'ensemble du secteur souffre d'un manque d'éthique ».
Il faut dire que d'un point de vue économique, le voyage et le tourisme constituent une activité essentielle : il s’agit en effet de 10 % du PIB mondial, d’un emploi sur dix et de 30 % du commerce des services.